Florian-Rémi Pougnardet

Responsable du Rayonnement Normatif et des Narratifs Compatibles

Comment j’ai connu Alex ? Honnêtement, j’aurais préféré me faire recruter par une secte pyramidale de naturopathes véganes plutôt que de croiser sa route. Et que dire de son assistante, Camille Narvalo ? Un parfait mélange entre un Taser et un pitbull en tailleur. Rien que son nom sonne comme un ordre d’aboyer. 

À l’époque, je bossais chez Verbalicious, j’étais "Head of Liquid Rinsing & Machine Learning Senior Partner". Oui, tout ça à 28 ans. Vous vous demandez comment j’ai grimpé si vite ? Simple : chez Verbalicious, être "Senior" signifie juste qu’on a survécu plus de six mois sans se faire virer par Gabi, l’associé hystérique (et accessoirement petit ami officiel) du président, Roch-Alain Fornette. Quant à "Partner", c’est le titre qu’on te colle le jour où tu acceptes de partager un risotto aux algues avec Roch-Alain à la cantine, sans faire la grimace. Voilà. Le mérite, chez nous, c’est surtout une histoire de digestion. 

Bref. À l’époque, je venais de boucler une campagne pub éblouissante pour une grande marque de lave-linges, que le secret professionnel et le juge des faillites m’interdisent de nommer. J'étais aux anges, fier comme un bachelier français qui réussit sa première division posée, jusqu’à ce que Roch-Alain me convoque dans son bureau.  Naturellement, j’ai cru qu’il allait me passer un savon : j’avais complètement zappé de facturer au client les factures de sa cuisine intégrée (et le lave-vaisselle livré « par erreur » chez sa belle-sœur).

Mais non. Il voulait juste me rebalancer une nouvelle mission. Un truc moisi, bien sûr. Comme toujours quand il te regarde avec ce sourire en coin qui dit : « Je t’aime bien, mais Gabi pense que tu coûtes trop cher à la boite. »

Un de ses amis, le fameux Alex, donc, s’était mis en tête de développer une intelligence artificielle française, souveraine, éthique et durable. Rien que ça. Et pour concrétiser cette lubie, il avait pris des bureaux à Grenoble.  

Je me souviens avoir demandé :  « Une intelligence artificielle à Grenoble ? Mais, ils ont déjà un maire écolo. Ça fait pas un peu doublon dans la catastrophe prévisible ? »

Roch-Alain n’a pas bronché. Il s’est contenté de lâcher :  
- « Faut que t’y sois demain à la première heure. Je t’ai booké une place dans le premier TGV. »  

J’étais déjà en train de me lever quand il a ajouté, l’air de rien :  
- « Ah, et j’ai aussi promis à Gropter & Mumble que tu leur rendrais le plan marketing pluriannuel pour toute leur gamme de liquide vaisselle. Mais t’inquiète, t’as le temps : c’est pour demain matin. Avant 9h. »

Et voilà. Nuit blanche obligatoire.  J’ai bossé comme un acharné. Vers 23h, j’étais épuisé. Alors j’ai pris un café. Puis un Guronsan. Puis quelques amphétamines. À 1h du matin, j’étais une machine. À 2h, un génie. À 3h, j’ai inventé le concept de "liquide vaisselle émotionnellement engageant".  
À 6h, j’étais à Gare de Lyon, les pupilles dilatées et les idées en mousse.  
J’ai commandé un sandwich au wagon-bar. Un geste qui résume bien mon état : j’étais vivant, mais plus vraiment d’accord avec moi-même.

Je suis arrivé à Grenoble comme une requête HTTP : fragmenté, instable, mais miraculeusement entier. Direction l’hôtel Sheraton. Petits fours biodynamiques, buffet d’honneur sponsorisé par l’ADEME, tapis rouge en fibres recyclées, et discours grandiloquent du fameux Alex, tout en envolées lyriques sur "l’âme numérique de la nation".

Puis vint mon tour.  Ils m’avaient confié une mission stratégique : trouver un nom pour leur intelligence artificielle souveraine. Et après une nuit de sueurs froides, j’avais trouvé.  J’ai relevé la tête, pris mon ton le plus solennel, et annoncé :  « Voilà. Je vous présente : Bidulon. »  

Silence. Frissons. Quand Alex m'a regardé avec cet air mi-incrédule, mi-assassin, j'ai tout de suite compris que quelque chose clochait. Et là, révélation. En une fraction de seconde, tout s’est éclairé : j’avais mélangé les dossiers.  Bidulon.  C’était pas le nom de l’IA.  C’était celui du nouveau liquide vaisselle de Gropter & Mumble. 

- "Mince" , me suis-je dit. "Et maintenant, ils vont ouvrir l’enveloppe contenant SuperTronic 6000 ? Pas idéal pour un liquide vaisselle. Gabi va me passer un de ses savons. "

Après ça, c'est devenu confus. Une bagarre a éclaté, j'ai perdu trois dents mais j'ai quand même filé un coup de laptop à Camille. 

Grosse erreur. Très grosse erreur.  Elle m’a répondu à coups de lattes dans les côtes, avec cette précision chirurgicale qui trahit soit un passé dans les commandos, soit une adolescence dans une école Montessori très compétitive. C'était douloureux, oui, très douloureux.

Heureusement, tout s’est calmé quand j’ai menacé de saisir la Cour pénale internationale. Et après, on a discuté. Comme des adultes responsables. 

Alex m’a alors demandé de lui fournir un nouveau nom. Rapidement. Très rapidement.  
Petit hic : tout le budget de la campagne avait été cramé.  Roch-Alain m’avait demandé de facturer ses « voyages d’affaires » au Maroc et en Asie du Sud-Est à Alex. Ce dernier n’y avait vu que du feu. 

Plus un rond, donc.  Alors j’ai sorti mon grand numéro : storytelling de crise, manipulation douce, PowerPoint animé.  Et j’ai réussi à le convaincre que Bidulon, en fait, c’était parfait.  Simple, populaire, disruptif.  

- "Ça sonne humain", ai-je dit.  
- "Ça sonne flaque de vaisselle", a-t-il répondu.  

On a trouvé un compromis : Bidulon, mais avec un logo en bleu républicain.

Et là, surprise : il m’a proposé de m’embaucher.  Sur le moment, je me suis senti invincible. J’avais réussi. Non seulement il acceptait Bidulon, mais en plus il me voulait dans l’équipe.  

Je commençais déjà à me projeter : bureau vitré, carte de visite, peut-être même un badge d’accès personnalisé. Mais il a brisé le rêve aussi vite qu’il l’avait soufflé :  

- « Te fais pas de films, va. Je t’embauche uniquement pour que tout ce merdier te retombe dessus le jour où la Cour des comptes viendra renifler nos bilans. »  
Voilà. J’étais officiellement le fusible.  Mais un fusible payé. Et avec des tickets resto.